Cher
es collègues,Les textes sur le choc des savoirs et notamment les groupes de niveaux en français et en mathématiques sont désormais parus. C’est par écrit que je tiens à vous faire part de ma douleur et de ma colère.
Douleur, parce qu’en tant que professeure de français, ces textes signent la fin de tout ce que j’aime et de tout ce à quoi je crois dans l’exercice de mon métier. Si vous n’avez pas pris connaissance des textes, sachez qu’il est prévu qu’en français et en mathématiques, les élèves changent régulièrement de groupes, reviennent jusqu’à dix semaines par an en classe entière, mais de manière perlée, avant de re-changer de groupes. Cela signifie que nous n’aurons plus les élèves que par périodes de cinq à six semaines, avant d’en changer.
J’y vois deux atteintes majeures à mon métier :
- d’abord, je ne disposerai plus d’aucune liberté pédagogique.
Je devrai traiter exactement la même chose que mes collègues, au même rythme et de la même manière. Chaque année, nous nous organisons pour faire lire des séries à différents moments de l’année (ce ne sera plus possible), nous essayons de choisir des œuvres ou des angles qui s’adaptent à des élèves que nous connaissons (ce ne sera plus possible), nous prenons plus de temps sur certaines notions en fonction des classes (ce ne sera plus possible), nous pensons notre enseignement de manière cohérente et sur l’année scolaire pour que la langue soit au service de la lecture et de l’écriture (ce ne sera plus possible)
- ensuite et par dessus tout, nous sommes privés d’une vraie relation pédagogique avec nos élèves.
En les faisant changer de groupes régulièrement, nous ne pouvons plus prévoir de progression annuelle, contribuer à faire progresser et grandir des élèves sur un temps long, construire une relation de confiance avec nos élèves, relation qui fait qu’au bout de quelques semaines, ils se mettent à travailler (plus ou moins, je vous l’accorde, mais quand même !). Vous savez comme moi que les premières semaines avec une classe sont rarement les meilleures, qu’il faut du temps pour mettre en place des rituels, pour s’apprivoiser mutuellement, pour trouver les stratégies qui aident chaque élève à trouver sa place et à faire de son mieux. En nous privant de cette relation pédagogique, c’est de mon métier qu’on me prive.
Nous avions évoqué le fait que les profs de mathématiques et de français ne seraient plus professeurs principaux. Avec cette réforme, je ne serai plus professeure du tout. Je deviens une banque d’exercices de conjugaison et d’orthographe, je ne peux plus enseigner l’écriture qui suppose du temps long, je ne peux plus former à l’esprit critique et faire comprendre le monde. On me dépossède de mon métier, on me réduit à une exécutante interchangeable, à une répétitrice. Je ne m’y résoudrai pas !!!
C’est bien parce que je ne m’y résoudrai pas que je suis en colère. Vous le savez, parce que vous me connaissez, je suis une défenseuse inlassable de l’École publique, qui, seule, accueille tous les élèves, sans regarder ni leur origine, ni leur religion, ni leurs difficultés. Trier les élèves au sein de notre collège reviendrait à renoncer à tout ce que l’on porte en matière de société inclusive, qui permet à chacun
e de trouver sa place et de vivre ensemble. C’est ignoble ! C’est un renoncement auquel nous ne pouvons pas nous résigner collectivement. En tout cas, je ne m’y résoudrai pas, tant pour mon métier que pour mes élèves. Cela va à l’encontre de toutes les valeurs qui m’animent et de tous les combats que je mène, et je sais que vous êtes nombreuses et nombreux à les partager.Je refuse de croire que le combat est perdu. Le collectif a des vertus incroyables et tout est toujours possible pour celles et ceux qui luttent, même quand c’est difficile parfois et que l’horizon est sombre. Il est encore temps, chers collègues, de construire des actions au niveau du collège pour rejoindre les très nombreux établissements qui l’ont fait et le font encore. La grève du 2 avril devra être un nouveau temps fort de la mobilisation pour contraindre le ministère à bouger les lignes, mais ce ne peut être la seule perspective. Et nous ne pouvons plus faire comme si de rien n’était. C’est de l’avenir de l’École publique qu’il s’agit et du sens de nos métiers qui occupent une place si importante dans nos vies.
Merci à celles et ceux qui m’ont lue jusqu’au bout,
Bon dimanche à toutes et tous,
Claire-Marie, épouvantée, mais jamais résignée 😉
PS : à titre d’exemple, dans la note de service, en français, il est écrit que lorsque les sixièmes étudieront l’Odyssée, puisque cela devra se faire en même temps quel que soit le groupe, dans l’un, on travaillera sur le souffle homérique et dans l’autre, on utilisera le texte pour travailler la fluence… réduire l’étude des textes fondateurs à un support de lecture comparable à une recette de cuisine, c’est quand même un sacré appauvrissement de ce qu’on tente de faire au quotidien.